CLEODONTE
Le 30 avril à Nerpignan

 

Depuis son incendie volontaire montdardois, Bertrand avait pris la décision de s'éloigner.
Que penserait-on si ce ridicule faits divers se répandait partout sur les nappes ?
" Un représentant en extincteurs met le feu à des poubelles ! "
On croirait certainement à un pervers fumigène, ou un fumiste déréglé ; et comme il était les deux, il ne voulait pas que cela s'ébruite.
Alors il mit le cap sur Nerpignan, sa citadelle-cathédrale-évéché, sa loge de style gothique et surtout, l'assurance d'un anonymat garanti.
Toute la nuit le moteur vrombit et nous arrivons juste à l'heure devant l'extraordinaire gare où notre idole déjeune frugalement.

 

Couple de galeristes catalans

 

 

Sur la vitrine de la brasserie, une affiche attire l'attention du Lapin.Blanc.Rapide :

 
 

Peintures de Biquet

Galerie Canant

Vernissage le 3O Avril

 
 

" Un parfait homonyme expose ses oeuvres le jour de mon arrivée, quel hasard fantastique !
Et il a déjà un sacré palmarès :
- Médaille d'argent, avec rosette du jury Fédération Nationale Culture Saucissonne 1990
- Prix biennale Air International Modern Art 1991 et Coupe de la Créativité (le doublé !)
- Grande Mention Miribel 1991
- section " Tourisme " (Lien Octave des Obres)
- Toile d'or au Grand Prix International de Deauville, un handicap pour peintres confirmés 1999
- Prix Ta Mouille (avec Palmes) 1995
- Deuxiéme accessit au Salon du Bourget (2OO1), sous le thème " du nu nu " Biquet fit sensation de Lyon avec son nu nu remontant l'escalier.
- Prix du Paysage Intérieur Symposium de Lyon-Sérum (2OO7)

Je dois y aller, c'est peut-être quelqu'un de la famille, un cousin du sud-ouest ... une future célébrité ? "
La galerie se trouvait juste derrière le centre du monde, en quelques enjambées, Bertrand fut sur place.
L'intérieur était violemment éclairé, du dehors, Lapin.Blanc.Rapide analysa vite la situation
C 'est sa force car ses analyses sont souvent pénétrantes.

En attendant il se promena en regardant ses peintures (Bertrand Biquet, c'est bien lui), il y avait peu de monde encore et il pouvait saisir des bribes de conversation.
Le lapin avait sorti ses grandes oreilles et écoutait attentivement car avec tout ce qu'il entendait, il entendait bien se confectionner une opinion sur mesure.
Une opinion sur rue, c'est plus cher.

" Il y a toujours deux personnages ...
c'est ce qu'on appelle une dualité ? "
C'est noté : dualité.

" Peut-être qu'il ne sait pas compter jusqu'à trois ? "
Finalement, il ne va peut-être pas tout noté.

" C'est foutrement post-moderne ...
mais c'est trop naïf pour être honnête ! "

" Ces oeuvres sont d'une diversité répétitive ... il me rappelle un primitif urbain du dernier siècle, un zobsessionnel* de première ... "

* zobsessionnel : Doublement obsédé.

Bertrand considéra qu'il avait fait le plein, il rangea vite son calepin* car il mélangeait déjà tout, un touriste anglo-saxon demandait à sa voisine en lui tâtant distraitement les seins :
" Do you see l'icône ? "

* calepin : Sa calepine il la cherchait encore et toujours.

Mais déjà la foule arrivait précédée de son habituel brouhaha, Lapin.Blanc.Rapide se rangea sur le côté pour mieux voir.
Il se passait ici la même chose que partout ailleurs, tout le monde se connaît, on se fait la bise, on se félicite d'être là, puis on se dirige insensiblement vers le buffet.

Une fois repéré le fonctionnement, il était facile de le reproduire ; seul problème, le garçon était seul et il ne pouvait se faire la bise.
Sa providentielle homonymie avec l'artiste* lui facilitait les contacts, il prenait familièrement le bras des femmes présentes, posant partout son oeil d'expert et ses mains baladeuses.

Bertrand faillit plusieurs fois se prendre une paire de claques mais il sortait alors son joker, sombre, concentré et mystérieux il affirmait sans rire (surtout) :
" Je n'y peux rien, c'est ... comme une inspiration artistique ! "
" Ah bon, c'est normal, c'est un artiste ... il ne sait pas bien ce qu'il fait, c'est plus fort que lui ... nous l'inspirons tellement ! " concluaient les belles pincées.
C'était un bon plan et Bertrand s'en souviendrait.
Quand Cléodonte Canant, la maîtresse des lieux s'approcha du Lapin.Blanc.Rapide une épaisse sensation patchoulienne envahit les narines déjà dilatées du rongeur.
La galeriste aimait le parfum (Bertrand aussi) mais elle en mettait beaucoup trop.
Trop était d'ailleurs le mot qui la définissait le mieux :
elle était trop maquillée, trop bavarde, trop bruyante, trop vulgaire, en un mot, elle était trop ...

* artiste : Biquet était timide, complexé, introverti et paranoiaque, il ne bougea pas du coin où il s'était réfugié de toute la soirée, en sublimant à fond.

 

Mais c'était justement cette curieuse " qualité " qui attirait le garçon, et il n'était pas le seul de son espèce car la plupart des mâles présents ne pensaient qu'à une chose : coincer la galeriste surexcitée derrière une cimaise.
Bertrand était lui aussi sous le charme envahissant de l'insupportable, précieuse et ridicule Cléodonte.

Le mari, Henri Canant ne s'en souciait plus depuis longtemps, lissant ses longues et fines moustaches, les tournant et retournant avec maniaquerie en répétant obstinément :
" Je suis fou ... "

Les cornes.


" ... d'avoir une femme pareille, sûrement ! " se disait Bertrand qui n'avait plus qu'un but :
épater la galeriste et l'avoir (pardon, la voir, quel bâteau !) en tête-à-tête.
Tête-à-tête n'était pas vraiment le mot car il envisageait plus un assemblage de leurs parties génitales que de leurs zénithales parties si opposées.

Bertrand fait l'artiste pour amuser la galerie.


Cléodonte faisait courageusement l'article " ... une teinte de surrélisme, beaucoup d'imagination, des couleurs qui vous donnent chaud au coeur, un visage à peine ébauché sur un fond couleur de mer ... tout ça c'est Biquet ! "
Bertrand intervint avec autorité :
" Pardon, mais la facture d'approche expressionniste de Biquet est aussi, quand il le faut, teintée d'un certain surréalisme ambiant, ou plus exactement d'onirisme ... "

Après il ne se rappelait plus, ce n'était pas grave, Cléodonte l'avait remarqué.
Le garçon se présenta vite, se posant en frère de l'exposant, il demanda à aller jeter un coup d'oeil dans les réserves pour voir si il n'y était pas.
Le peintre n'y était pas, le pauvre Biquet vomissant à gros bouillons son trop-plein de kir à la framboise dans le caniveau.

Bertrand le savait bien car il avait croisé de nombreuses fois dans la soirée son homonyme, sans trop savoir quoi lui dire ; il lui servait juste à boire, l'autre avait l'air tellement mal.

La fabuleuse rencontre

Réflexions croisées

W.S.R :
" Je parie que tu fais pas ça par charité. Pas vrai ? "

Bertrand Biquet :
" Tu vois, tu commences à te souvenir. "

 

Les petits esprits se rencontrent aussi.

" Quelle merveilleuse idée, s'écria Cléodonte, c'est cela, allons voir dans les réserves, il y a des mois que je n'y ai pas mis les pieds ! "
Au milieu de cette cohue bruyante leur soudaine disparition ne se remarquerait même pas.
La porte du local se referma sur un Lapin.Blanc.Rapide aviné et sur l'agaçante, mais si capiteuse, marchande.
Nous avons peu d'informations sur ce qui s'est passé à l'intérieur du réduit surencombré mais la police scientifique (et surtout ses fameux experts) aurait pu y trouver (sans beaucoup chercher) de nombreuses traces d'A.D.N suspectes sur les chassis et sculptures entassées là.
Et des poils partout car personne n'était resté sur sa réserve, ou n'avait donné sa langue au chat, surtout pas le lapin au beau râble.

Une grande toile qui avait du servir de couche* improvisée avait bien souffert.
La chaleur et l'humidité de leurs deux corps avaient fait fondre la fragile peinture à l'eau, si bien qu'une fois relevés, ils se virent complètement bariolés alors que la toile gardait en nègatif l'empreinte de leurs deux corps enlacés.
" Une vraie toile de jute ! " commenta le néo-plasticien.
Cependant aucun cadavre dans ce placard, scène de crime* sexuel très banale.

* crime : Mais est-ce vraiment un crime vu qu'il n'y a jamais aucun mobile?

Tant mieux pour le serial lover qui échappe ainsi toujours aux poursuites.
Inconscient celui-ci répétait dans les rues pleines de Nerpignan, coloré comme un arlequin fondant :
" Un lapin durrrr à l'huile, c'est plus difficile mais c'est bien plus beau qu'un lapin durrrr à l'eau ... "
Il ne lui manquait plus que Colombine pour finir cette comédie.

Dés le lendemain, Cléodonte débarbouillée réussissait à vendre fort cher la nouvelle oeuvre sous ce titre énigmatique :
" Couche de peinture ".
On jasa bien sûr pour savoir qui avait couché sur qui.
" J'étais la couleur, il était le pinceau* ... " répondait énigmatique la galeriste en battant l'air de ses faux-cils si longs qu'ils faisaient s'envoler les gomettes rouges.

* pinceau : Blaireau, brosse ou queue-de-morue ?

Le mari consultait sans cesse sa montre molle :
" Je vais encore être en retard ... mais de quoi ? "

Aperçus

A Nerpignan, vents permanents
Ravis de tempête
La force 4 avec toi !

 

 

 

 
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