VALERIE
Le 28 avril à Fourcesse

Comme il n'avait plus de voitures, on prêta à Bertrand un engin chenillé ce qui lui permit d'aller tout droit à travers champs (comme à vol d'oiseau) jusqu'à à Fourcesse, sa prochaine étape.
Les abords de la bourgade étaient étroitement surveillés et les accès contrôlées de très près.

Cet impessionnant dispositif était chabeautée (pardon, chapeautée) par le sourcilleux et énigmatique chef du S.A.N.D.E.Q.U.E en personne qui ne se déplace jamais sans raisons (même si on ne les comprend pas toujours).

 

" Le filet se resserre ! " répétait simplement l'inquiétant.
Sur qui se resserre donc ce filet inter-armes ?
Un gros poisson, à coup sûr, un parrain, une terreur mondiale ?
Non, tout ce monde est mobilisé pour retrouver le fantômatique double de Bertrand, ce Connaisseur de la Chatte qui commençait à le gonfler.
Sérieusement.

Heureusement inconscient de tout ce qui se passe autour de lui, Bertrand continue sa route, tout droit (c'est l'avantage de ces machines) éventrant au passage quelques innocents jardinets ou parterres fleuris.
" Ca repousse ! " criait-il aux propiétaires mécontents, il était trop fatigué, secoué, démantibulé et pressé d'arriver.
Il ne pouvait (et ne voulait) plus faire le moindre détours.
Cette curieuse tactique lui permit d'éviter comme une fleur tous les pièges tendus à son attention vagabonde.

Le garçon gara sa machine pétaradante et fumante devant le lavoir, un dernier hoquet et le monstre s'assoupit.
Un grand silence s'installa confortablement.
Encore tout tressautant, le lapin sauta de son grand véhicule.
" Comme ça fait du bien quand ça s'arrête ... " commenta notre rongeur en écartant les lentilles d'eau pour tremper sa tête surchauffée dans l'eau de la claire fontaine.
Les dernières traces de maquillage s'y dissolvèrent laissant à la surface une fine pellicule grasse et irisée par le soleil.
Bertrand se voyait flotter sur le reflet multicolore, il se contempla jusqu'à n'en plus pouvoir
" Bon, ça va mieux Nanard 6*... " ; un tour sur lui même : pas un chat, et à fortiori, pas une chatte à l'horizon.

* Nanard 6 : Roi bizarre qui vécût entouré de miroirs et finit par croire qu'il était seul sur terre.

C'était l'heure du déjeuner, par les fenêtres entrouvertes des cuisines lui parvenaient de troublantes odeurs de tambouille à la graisse d'oie.
Difficile de se sentir plus seul ... et en plus il avait du travail (???), enfin un client.
" Pffou ! " soupira Bertrand, " espérons qu'il ne soit pas là ! "
" Comment ça vous n'avez pas d'extincteurs ! " hurlait Bertrand dans l'interphone du petit musée de Fourcesse qui comme tout les musées de province du monde entier était toujours fermé.
Il devait être vraiment fatigué sinon il ne s'énerverait pas comme ça, il s'était complètement perdu dans ce dédale d'escaliers, de poternes, d'oubliettes et de machicoulis*croulants.

* machicoulis : De framboise, il coule et il tache.

Enfin une porte :
" Salle des automates, robots et droïdes ", là au moins c'était ouvert.
Il s'appuya sur le lourd chambranle et se retrouva ... dehors ?
Du moins dans un petit jardin médiéval carré et cerné de hauts murs de pierre.
Et dans cet espace hors du temps, entre les allées de buis bien taillé, deux poupées mécaniques grandeur nature aux mouvements raides et saccadés si caractéristiques de ces créatures.
La plus petite était un vieil homme assis sur un pliant de camping qui levait sa main munie d'une canne en tapant le sol avec régularité, " il " appelant doucement de sa fausse voix :
" Valérie, Valérie ... "
L'autre automate était beaucoup plus intéressant, c'était un robot femelle aux proportions parfaites, réussi dans ses moindres détails visibles ; Valérie (ce devait être elle que son compagnon appelait) avait de beaux cheveux magnifiquement imités et de hautes pommettes qui firent penser au garçon qu'il avait affaire à une poupée russe.
Devant tant de perfection, Bertrand fit ce qu'on ne doit jamais faire dans un musée, toucher.
" J'espère qu'elle n'est pas gonflable ! "
Comme le bruit qu'émettait l'autre mécanique l'agaçait un peu, il mit avec précaution son manteau sur la tête du vieillard puis se glissa contre la gironde mécanique slave.
A ce moment, deux tétons d'acier lui rentrèrent dans les côtes tandis qu'une langue longue, antidérapante et tiède prenait possession de son palais enchanté.
" Ce modèle est vraiment formidable ! " se dit le garçon.

C'est à ce moment que Bertrand remarqua la petite étiquette épinglée au revers de la veste :
" A VENDRE "
Le prix affiché était ridiculement bas ce qui prouvait bien que les finances du musée étaient au plus mal, le garçon se décida vite, finit par trouver un responsable et paya la somme demandée avant de repartir avec son acquisition sous le bras.
Pour se déculpabiliser il se dit qu'il trouverait peut-être aussi un acquéreur, mais rien n'était moins sûr.

Réflexions croisées :

W.S.R :
" Je t'en prie, ne dis plus rien. "

Valérie :
" Ce matin, tu es plus charmant que d'habitude, tu sais ? "

 

Il eut de la peine pour le vieil homme dans le jardin qu'il abandonnait à une affreuse solitude.
Bertrand installa avec précaution son automate sur le siège avant de la voiture, et ce n'était pas facile car elle avait des jambes si longues qu'il n'en voyait pas la fin.
Il boucla la ceinture, ce faisant il dut involontairement déclencher un mécanisme car le mannequin se mit à parler d'une voix grave et étrangement sensuelle :
" Da, niet ! "
C'était du russe, le lapin polyglotte brancha la traduction simultanée :
" Oui ! Non ! Vous connaissez Dostoïevski ? Très bien, merci ! Aimez-vous les zakouskis ? Et les bateliers de la vodka ? "
Des années sans doute que ces lèvres de cire n'avaient prononcer un mot.

C'était agréable mais le problème était qu'il ne savait pas comment l'arrêter, et qu'il ne put jamais y arriver, même après toute une nuit d'efforts et de vaines tentatives dans sa chambre d'hôtel.
Bertrand a tout essayé, vérifié, puis revérifié, avant de lire plusieurs fois mais le mode d'emploi en alphabet cyrillique.
Ce qui ne l'aidait pas vraiment.
Il lui restait peu de temps avant que le jour se lève.

L'ingénieux lapin s'assoit et contemple son mannequin à la lueur des lampes.

Quel dommage, il allait devoir la démonter pour comprendre le mécanisme, disons, le fonctionnement.
Mais sans la casser car elle était vraiment parfaitement faite, et réalisée.

C'était une authentique poupée russe, le petit tampon l'indiquait bien :
" Made in U.S.S.R - 1978 " , ce qui n'en faisait pas une gamine, mais une citoyenne soviétique responsable.
Bertrand eut un instinctif mouvement de recul :
" Une communiste, ça alors ! "

Il se resaisit, après tout les communistes sont des mannequins comme les autres.
Ce régime*, l'obéissante automate l'avait loyalement servi en rapportant scrupuleusement les précieuses devises étrangères que son travail de guide touristique générait.

* régime : Weight Watcher pour tout le monde (à part les chefs).

Jusqu'au jour où, après la prévisible chute du mur d'enceinte, un fonctionnaire indélicat en déménageant de poussiéreux bureaux lui avait mis la main dessus (et dessous), avant de l'incorporer à un catalogue de beautés slaves destinées à l'exportation.



C'est à ce moment que commence la vraie histoire d'une fausse blonde en occident, et Bertrand préférait ne pas la connaître la suite, comme d'habitude il lui restait des pièces en trop.
Il la remonta comme li pût et il n'était pas mécontent du résultat.

Une fois habillée, elle était parfaite.

Il passa la main sous la robe, on entendit un petit " Bzzz " puis plus rien ...
" Quel con ! " s'emporta Bertrand, voila qu'elle ne parlait plus.
Tout était à recommencer...
Au matin, épuisé, ruiné, il abandonna discrètement sur le trottoir sa poupée russe dont les piles s'épuisaient déjà (c'est ce qu'il veut se faire croire).
En se retournant il crut voir, l'automate lui faire un petit signe de la main, et une larme briller entre ses faux-cils textiles.

 

Mais ça n'avait pas empêché Bertrand de s'éloigner.
Quand il repassa quelques minutes plus tard agité par un remords tardif, Valérie n'était évidemment plus là.
L'avait-on enlevée, adoptée, vendue à nouveau ou pire ... recyclée ?
Le garçon veut à tout prix savoir ce qu'il est advenu de sa poupée russe.

 

" Il n'avait qu'à pas l'abandonner ! " crieront les bonnes âmes qui toujours raison, mais trop tard.
Il avait tort de se faire du souci car Valérie allait bien, elle allait même de mieux en mieux parcourant Fourcesse à vive allure au rythme saccadé de ses longues guibolles.

Les attouchements nocturnes avaient eu un effet (encore quelque mystérieux mécanisme) transformant la somnolente automate en hyperactive marcheuse.

Valérie a de si longues jambes qu'elle ne rentre pas dans l'image.

 

Ses passages répétés finirent par créer chez la population masculine pourtant vieillissante un grand émoi.
On la suit, on se bouscule, on s'engueule ... imperturbable, insensible aux effets de son propre charme, le mannequin continue son circuit.

Subjugués par sa stupéfiante beauté, les fourcessains s'attroupent de plus en plus nombreux.

 

Voyant cela, les fourcessaines jalouses décident de chasser la créature car elles ne luttent pas à charmes égales.
Elles ramassent des cailloux et les jettent sur Valérie qui doit vite se sauver.
Laquelle a jeté la première pierre ?
Comme d'habitude, impossible de le savoir.

 

Sous le déluge de projectiles et d'insultes, la pauvrette dut se réfigier en catastrophe chez les " Stationnaires* du Purgatoire ", seule issue encore possible.
Elles ouvrirent volontiers leur porte (vu la crise des vocations) et la refermèrent aussitôt.
La lapidation était finie, ce qui est bien car une bonne lapidation se doit d'être lapide, comme un rapin.

 

* Stationnaires : Chez ces douces personnes, l'important est de rester stable, immuable, silencieuse et ravie.
Stationnaire donc.

Bertrand tourne dans Fourcesse cherchant désespérément des indices ... il remarque que le sol est par endroits jonché de pierres, ces cailloux traçant comme une sorte de rigole minérale à travers la cité.
Bertrand décide de la suivre. De derrière les rideaux, on surveille ses moindres faits et gestes.
La piste caillouteuse l'emmène jusqu'au sommet du village, devant une grande porte de bois où elle s'arrête brusquement, et lui aussi.
On dirait un couvent.
C'est un couvent.
Quelqu'un peut-il expliquer ce qu'on fait là ?

Charitablement
Et bien voila, ce que Bertrand ignore encore c'est qu'il a déjà retrouvé Valérie (Ahhh !) mais qu'elle ne peut plus le revoir (Ohhh !) car elle devenue religieuse (Ihhh !).

 


Le lapin n'en croit pas ses grandes oeilles et ne peut se résoudre à un pareil dénuement (pardon, dénouement).
Il frappe fort et longtemps sur le lourd panneau, avec les pattes aussi ; il insiste lourdement, persuadé que le mannequin est retenu à l'insu de son plein gré.
Par l'interphone on lui répond courtoisement que non, qu'il se trompe et qu'il il en aura bientôt la preuve.

Une lucarne s'ouvre dans le massif panneau, derrière le grillage, Valérie apparaît entouré d'un voile de lumière* immatérielle.

* lumière : Et il n'y a aucun truquage.

L'éclatante apparition lui coupe le souffle, mais pas la parole :
" Que fais-tu ici, Valérie, dans ... dans cette lumière immatérielle ? "
De stupeur Il avait failli dire :
" Que fais tu là, Pétula ? "
Cest dingue l'imprégnation !
L'ex-mannequin approche son visage de l'ouverture, d'une voix légèrement lasse et en bon français, elle lui explique : " N'étant pas physiologiquement faite pour l'amour humain, j'ai décidé de me consacrer à l'amour divin ... "


Bertrand n'en peut plus de cette brillance, il met ses lunettes de soleil :
" Et c'est comment ? "
Il est vraiment tout ébloui, et surpris car d'habitude c'est lui qui éblouit.

Mème s'il n'a jamais bien compris pourquoi.
N'étant ni le plus beau, ni le plus fort, ni le plus riche ou le plus intelligent, qu'est-ce qu'on peut bien lui trouver ?
Il est là, cela peut suffire.
Bertrand essuie ses globes humides.
La néo-nonne lève deux grands yeux bleus au ciel où ils se perdent, elle soupire :
" Comme on ne désire rien, on est jamais déçu ... "
C'est donc ça ... the solution !
Le garçon secoue violemment la porte :
" Laisse-moi entrer Valèrie, que je me consacre aussi à l'amour divin ... avec toi ! "
Elle se met à rire :
" Vous, impossible, vous êtes beaucoup trop fou ... moi petite poupée russe, je suis devenue Soeur de la Gaieté Mécanique, elle fait merveille dans cette vieillissante communauté ...
Ne vous étonnez pas, à l'intérieur d'une poupée russe, il y a toujours une autre poupée russe qui sommeille ...
Vous ne le saviez pas ?
Vous qui pensez tout savoir !
Bertrand se précipite pour embraser l'icône et la lucarne se referme sur ce qui n'est pas une happy-end mais son nez indiscret et intrusif.
D'un coup il fait plus sombre, et froid, son hémorragie nasale est stoppée mais il est toujours sous le charme slave.
Du docteur Divago.
Tout ça n'est pas très orthodoxe.
" Remets-toi garçon ! " se conseila Bertrand, il avait quitté Fourcesse et se trouvait à la croisée des chemins, au carrefour aménagé suivant :
" Alors Montdard à droite ou à gauche ? "
Il prit juste la voie du milieu qui y menait aussi.

Aperçus

A Fourcesse, sur un tracteur
Encore ancien
Deux grosses fesses

 

 

 
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